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LIBYE, UN ETAT EN MORCEAUX
 Le Monde - 5 décembre 2013
par Isabelle Mandraud
Ancien policier devenu bijoutier, lâhomme invite Ă rentrer discrĂštement dans sa boutique du quartier Intissar, Ă Tripoli. Il ne veut pas ĂȘtre vu en compagnie dâune journaliste Ă©trangĂšre. Il se mĂ©fie. « Depuis ce matin, ceux de Misrata contrĂŽlent les papiers de tout le monde », chuchote-t-il. La veille, le 15 novembre, Ă lâissue dâune manifestation qui a tournĂ© au drame, des combats meurtriers ont opposĂ© des combattants de la ville rebelle, Misrata, Ă ceux de Tripoli juste en face de son quartier, Ă Gharghour. Tout prĂšs, les dĂ©tonations et le bruit saccadĂ© des rafales de kalachnikovs rĂ©sonnent encore. « Avant, ajoute le bijoutier sur le ton du dĂ©couragement, on avait un Kadhafi. Maintenant, on en a des milliersâŠÂ »
Misrata contre Tripoli. Les fĂ©dĂ©ralistes de la CyrĂ©naĂŻque contre Tripoli. Les BerbĂšres du djebel Nefoussa contre Tripoli. Les Touareg du Sud contre Tripoli. Face Ă la multiplication des revendications rĂ©gionales, qui sâaccompagnent le plus souvent de heurts violents, le pouvoir central libyen paraĂźt dĂ©bordĂ©. Et si la Libye se morcelait en territoires incontrĂŽlĂ©s ?
Reclus dans leurs ambassades ultrasĂ©curisĂ©es ou dans leurs chambres dâhĂŽtel devenues refuges, les diplomates Ă©trangers assistent avec une inquiĂ©tude grandissante Ă la montĂ©e du phĂ©nomĂšne sĂ©paratiste qui menace, autant que lâactivisme des islamistes radicaux, la fragile transition libyenne. « Ăa gagne Ă lâest, Ă lâouest, le pays se fragmente, et maintenant le dĂ©sordre politique contamine les hydrocarbures », sâalarme lâun de ces diplomates sous le couvert de lâanonymat. « LâEtat ne contrĂŽle pas le territoire, comme au Mali, câest un Etat sans pouvoir », confie tristement Salem Massoud Gnan, membre du Conseil national de transition (CNT) pendant la guerre. Lui-mĂȘme BerbĂšre originaire de la ville de Nalut, il se dit en dĂ©saccord avec les mĂ©thodes employĂ©es par ses pairs, qui nâhĂ©sitent plus Ă prendre en otage des sites pĂ©troliers et gaziers pour se faire entendre. « Jâai peur dâune âsomalisationâ du pays », lĂąche-t-il.
Deux ans et demi aprĂšs la chute de lâancien rĂ©gime, des postes-frontiĂšres intĂ©rieurs ont poussĂ© comme des champignons en Libye. Il en existe entre Misrata et Tripoli, entre Zouara la BerbĂšre et Al-Jamil lâarabophone, ou bien aux portes de Syrte, lâancien bastion kadhafiste dĂ©sormais contrĂŽlĂ© par le groupe islamiste radical Ansar Al-Charia. Des Libyens armĂ©s demandent leur carte dâidentitĂ© Ă dâautres Libyens non moins armĂ©s. Hier unis contre le rĂ©gime du colonel Kadhafi, les ex-rebelles se font la guerre. Pis, aux rivalitĂ©s militaires entre katibas (brigades dâanciens rĂ©volutionnaires) se sont ajoutĂ©s des enjeux de pouvoir. A lâest, Ă lâouest, et au sud, les puits de pĂ©trole, vĂ©ritables Ă©picentres des dĂ©sordres de la nouvelle Libye, sont pris en otage, faisant chuter la production nationale Ă un niveau historiquement bas, et avec elle, les recettes de lâEtat. De plus en plus affaibli, le gouvernement dâAli Zeidan a tirĂ© la sonnette dâalarme sur les finances du pays et dĂ©ployĂ© Ă Benghazi et Tripoli une armĂ©e toute neuve â elle-mĂȘme issue des katibas â, mais sans apporter de rĂ©ponse politique.
Partout â sauf en territoire berbĂšre â, un mĂȘme drapeau est pourtant plantĂ© sur toutes les façades, les voitures, et jusque sur les uniformes. Trois bandes horizontales rouge, noire et verte, avec, au centre, un croissant et une Ă©toile blanche. AdoptĂ© trĂšs vite aprĂšs le dĂ©but de la rĂ©volution, lâemblĂšme reprend celui en vigueur durant lâĂ©phĂ©mĂšre rĂšgne du roi Idris Ier entre 1951 et 1969, juste aprĂšs lâaccession Ă lâindĂ©pendance de lâancienne colonie italienne.
Mais aucune nostalgie monarchique de la part des ex-rĂ©volutionnaires dans ce choix. PlutĂŽt le dĂ©sir de remettre au goĂ»t du jour les trois grandes rĂ©gions qui formaient autrefois le territoire libyen: la Tripolitaine Ă lâouest en vert, la CyrĂ©naĂŻque Ă lâest en noir et le Fezzan au sud en rouge. « Les appartenances territoriales sont plus fortes que les appartenances politiques, beaucoup plus rĂ©centes », souligne Othman Bensassi, ex-reprĂ©sentant du CNT, Ă©galement dâorigine berbĂšre. Sous une variĂ©tĂ© de revendications, câest en rĂ©alitĂ© une guerre de pouvoir qui se joue.
A LâEST, LES FĂDĂRALISTES
Les premiers, les fĂ©dĂ©ralistes de lâEst ont fait entendre leur diffĂ©rence. Battus Ă plate couture lors des premiĂšres Ă©lections libres de Libye en juillet 2012, ils ont ressurgi avec force ces derniĂšres semaines, profitant de la fragilisation grandissante du gouvernement, dont le premier ministre, Ali Zeidan, a Ă©tĂ© enlevĂ© le 7 octobre quelques heures durant par une brigade de Tripoli. Non contents dâavoir pris le contrĂŽle depuis le mois de juillet de plusieurs terminaux de pĂ©trole, Ă Zouetina, Ras Lanouf et Al-Sedra, au motif que lâargent Ă©tait dĂ©tournĂ©, selon eux, par des officiels, ces fĂ©dĂ©ralistes ont fini par annoncer le 5 novembre la formation dâun gouvernement autonome composĂ© de 24 membres de la rĂ©gion, divisĂ©e elle-mĂȘme en quatre « dĂ©partements » : Ajdabiya, Tobrouk, Benghazi et les Montagnes vertes de Derna. Le drapeau noir ornĂ© dâun croissant et dâune Ă©toile blanche de lâancien Ă©mirat de CyrĂ©naĂŻque, a Ă©tĂ© hissĂ© pour lâoccasion. Puis, dĂ©fiant toujours un peu plus lâautoritĂ© de Tripoli, les mĂȘmes ont dĂ©cidĂ© quelques jours plus tard, en rĂ©ponse Ă un ultimatum lancĂ© par le premier ministre, la crĂ©ation de la Libyan Oil and Gas Corporation Ă Tobrouk pour commercialiser les ressources Ă©nergĂ©tiques de la rĂ©gion, puis celle dâune banque rĂ©gionale pour la CyrĂ©naĂŻque.
En dĂ©sespoir de cause, Ali Zeidan en a appelĂ© Ă la population, le 10 novembre, au cours dâune confĂ©rence de presse, pariant que les groupes armĂ©s nâoseraient pas tirer sur des civils. « Les femmes, les enfants et mĂȘme les personnes ĂągĂ©es devraient soutenir le gouvernement, aller dans les ports et terminaux [pĂ©troliers] pour les libĂ©rer des criminels », a-t-il exhortĂ©. « Quâest-ce quâon peut attendre dâun gouvernement dont le chef a Ă©tĂ© kidnappĂ© dans sa chambre et dâun CongrĂšs qui nâaccorde pas dâattention aux demandes des Libyens ? », a ripostĂ© le lendemain Ă la tĂ©lĂ©vision Ibrahim Jadhrane, 33 ans, un ex-commandant des gardes des installations pĂ©troliĂšres de lâEst, devenu chef de file des fĂ©dĂ©ralistes. Ces derniers rĂ©clament le retour Ă la loi de 1958, qui prĂ©voyait notamment le versement de 15 % des revenus des hydrocarbures Ă la rĂ©gion dâextraction et la rĂ©implantation des siĂšges des compagnies dâexploitation Ă lâest. Et Ibrahim Jadhrane sâest taillĂ© un joli succĂšs en exhibant des chĂšques que Tripoli Ă©tait prĂȘt Ă lui rĂ©gler pour retirer ses hommes des terminaux pĂ©troliers.
« La Libye affronte deux problĂšmes trĂšs graves pour lâunitĂ© du pays, celui des fĂ©dĂ©ralistes Ă lâest et celui des Amazigh Ă lâouest, et cela ne se rĂ©glera pas avec de lâargent », analyse Abdelkhader Kadura, un professeur de droit rĂ©putĂ© Ă lâuniversitĂ© de Benghazi qui ne cache pas sa sympathie pour ces mouvements. « La population est certes divisĂ©e Ă lâĂ©gard des fĂ©dĂ©ralistes, poursuit-il, mais leur question est lĂ©gitime : oĂč va lâargent du pĂ©trole ? Nous nâen voyons pas les fruits et les autoritĂ©s de Tripoli sont inconscientes ou irresponsables. Elles perpĂ©tuent le mĂȘme systĂšme que sous Kadhafi, comme si elles nâavaient pas rĂ©alisĂ© le changement. Personne nâa pris le temps de discuter avec Jadhrane ! » Ces vellĂ©itĂ©s sĂ©paratistes sont cependant contrariĂ©es par la forte implantation, dans lâest de la Libye, de groupes islamistes radicaux, notamment Ă Benghazi et Ă Derna, qui poursuivent un tout autre but, lâunification de la nation par la stricte application de la charia, la loi islamique.
DANS LâOUEST ET LE SUD, LES MINORITĂS DES FRONTIĂRES
TrĂšs engagĂ©s durant le conflit en 2011, les BerbĂšres du djebel Nefoussa, la chaĂźne montagneuse situĂ©e le long de la frontiĂšre avec la Tunisie, sont aujourdâhui de nouveau sur le pied de guerre. BrimĂ©s pendant le rĂšgne du colonel Kadhafi, ils rĂ©clament la reconnaissance de leur culture et de leur langue dans la future Constitution libyenne. Peu entendus jusquâici malgrĂ© des manifestations Ă rĂ©pĂ©tition, ils ont fini, eux aussi, par prendre le contrĂŽle de terminaux gaziers pour faire pression sur Tripoli. Le terminal de Nalut est bloquĂ© par des hommes en armes depuis le 29 septembre, celui de Millitah Ă Zouara, un immense complexe cogĂ©rĂ© par la compagnie italienne ENI et le groupe libyen National Oil Company (NOC), a Ă©tĂ© fermĂ© pendant plus de deux semaines. « Un mois aprĂšs le blocus de Nalut, personne au CongrĂšs ni dans les mĂ©dias libyens nâavait pris contact avec nous, câest bien la preuve que nous sommes toujours marginalisĂ©s comme avant », fulmine Sifaou Touawa, un militant dâYfren, la grande citĂ© berbĂšre perchĂ©e dans les montagnes.
« Deux reprĂ©sentants dans le futur comitĂ© de la Constitution, câest une blague, sâinsurge Ayoub Sofiane, membre du Conseil amazigh et cofondateur dâune radio qui Ă©met en langue berbĂšre depuis Zouara, une ville situĂ©e sur la cĂŽte. Ce nâest pas une question de siĂšge ou dâargent. On sâen fiche, de lâargent ! Si ce pays ne devient pas multiculturaliste, ce ne sera pas mieux que sous lâancien rĂ©gime, et nous sommes prĂȘts Ă verser encore notre sang pour cela. » Ici, le drapeau berbĂšre â les trois bandes bleue, verte et jaune â frappĂ© au centre dâun idĂ©ogramme rouge reprĂ©sentant lâ« homme libre » flotte partout.
Plus au sud, les Touareg bloquent depuis le 20 octobre le site pĂ©trolier dâOubari, une ville du Fezzan plantĂ©e en plein dĂ©sert. Câest lĂ , Ă quelques kilomĂštres de cette oasis que, le 19 novembre 2011, Seif-Al Islam, le fils et le dauphin prĂ©sumĂ© du colonel Kadhafi, a Ă©tĂ© capturĂ© alors quâil tentait de fuir vers le Niger. InstallĂ©es depuis plus dâune vingtaine dâannĂ©es sur le territoire libyen, 18 000 familles touareg, autrefois choyĂ©es par lâancien rĂ©gime, rĂ©clament aujourdâhui la rĂ©gularisation de leur situation quâelles nâont jamais obtenue. Or, Ă Tripoli, le CongrĂšs gĂ©nĂ©ral national a rĂ©cemment dĂ©cidĂ© de suspendre les salaires de tous ceux qui ne possĂšdent pas de papiers en rĂšgle. Dans cette mosaĂŻque complexe, les Toubou, des Touareg libyens de naissance, qui ont pour leur part soutenu la rĂ©bellion contre lâancien rĂ©gime, menacent de leur cĂŽtĂ© de bloquer la principale station dâĂ©lectricitĂ© du Sud libyen pour que cesse leur marginalisation. Zones de grand trafic, dâarmes surtout, ces frontiĂšres du sud Ă©chappent aujourdâhui Ă tout contrĂŽle et prĂ©occupent de plus en plus les pays de lâUnion europĂ©enne, qui ont dĂ©cidĂ© dây consacrer plusieurs centaines de millions dâeuros dans lâespoir de les sĂ©curiser.
AU CENTRE, UN ETAT DANS LâETATÂ : MISRATA
AurĂ©olĂ©s de leur statut dâhabitants de la ville martyre de la rĂ©bellion, les combattants de Misrata ont dĂ» quitter sous la contrainte la capitale, Tripoli, aprĂšs des heurts violents qui ont fait 47 victimes tuĂ©es Ă lâarme lourde et plus de 500 blessĂ©s le 15 novembre. Depuis, Misrata, premiĂšre ville portuaire libyenne dâenviron 400 000 habitants et centre Ă©conomique important avec ses riches entrepreneurs de lâindustrie agroalimentaire et du transport, remĂąche son amertume.
En mĂȘme temps que les combattants, les huit dĂ©putĂ©s de la ville se sont retirĂ©s du CongrĂšs. Et la circulation sâeffectue dĂ©sormais au compte-gouttes, avec Tripoli pourtant distante dâĂ peine deux cents kilomĂštres. « Comment je fais pour aller Ă Tripoli ? Je prends lâavion jusquâĂ Tunis et de Tunis jusquâĂ Tripoli ? », lance, dans son vaste bureau, Salem Fathi El-Mahichi. TrĂšs actif pendant la guerre au cours de laquelle il fut capturĂ© aprĂšs avoir reçu une balle dans le pied, ce chef dâentreprise dans le secteur de la construction traduit le sentiment dominant parmi les Misrati, qui se voient toujours comme les gardiens de la rĂ©volution : « La Libye a perdu Tripoli, clame-t-il, lâennemi invisible a gagnĂ©, mais ce nâest pas fini. » « Nous sommes partis de Tripoli, mais cela ne veut pas dire que nous nây reviendrons pas, renchĂ©rit Mohamed Derrat, membre de la Choura, le conseil local des notables, et propriĂ©taire dâune grosse agence de voyages spĂ©cialisĂ©e dans les dĂ©placements dâhommes dâaffaires turcs, trĂšs nombreux ici. Nous attendons de voir ce que vont dĂ©cider le gouvernement et le CongrĂšs. »
La venue sur place du premier ministre, Ali Zeidan, pour tenter dâapaiser les esprits aprĂšs les affrontements sanglants du 15 novembre, a cependant tournĂ© court. A peine plus de trois quarts dâheure, et le chef du gouvernement libyen, fraĂźchement accueilli, a dĂ» tourner les talons.
La puissance militaire de Misrata, qui nâa pas hĂ©sitĂ© Ă envoyer sur Tripoli un convoi de plus de deux cents pick-up dotĂ©s de canons antiaĂ©riens avant de se retirer, fait peur. « Câest un Etat dans lâEtat, ils ont les armes et lâargent, ils ne lĂącheront pas comme ça », sâinquiĂšte un responsable du conseil local de Tripoli. Misrata est surtout un symbole. Celui des puissants groupes armĂ©s, comme il en existe dâautres Ă Zenten, Tajoura ou Souk El-Jemaa, qui se sont formĂ©s pendant le soulĂšvement de 2011 et ont, sur les dĂ©combres de lâancien rĂ©gime, mis Tripoli sous tutelle. Ceux-lĂ nâentendent pas ĂȘtre Ă©cartĂ©s aujourdâhui du pouvoir.
Photo AFP
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